Un jour sur le trottoir, à l'angle de ma rue
Bousculée par la foule parisienne en cohue
Une pauvre centenaire d’une voix monocorde
Implorait qu'un passant généreux lui accorde
Deux minutes de son temps, pour la faire traverser
Et même davantage, en cas d'affinité...
Mais le temps c'est d'l'argent, s'arrêter c'est trop cher
Surtout pour une ancêtre, une pauvre centenaire
D’aucuns assisteraient beaucoup plus volontiers
Une jeunesse en fleur, radieuse de santé...
La pauvre dame âgée, enracinée d'attendre
Me voyant approcher, prit son air le plus tendre...
Et comme elle me couvrait de vastes compliments
M'assurant que j'étais la crème des passants
Et comme en ce temps-là le travail, ce fainéant
Ne courant pas les rues m’en laissait tout le temps
Je lui tendis le bras et la fis traverser
D'un pas lent, régulier, pour ne pas la brusquer...
Sans me vanter, pardon, ma façon dut lui plaire
Car sitôt rendus plus moyen de m’en défaire
Ne sachant que trouver pour me remercier
Plongeant sa main menue dans ses dessous intimes
En retira six sous suivis de dix centimes :
"Tenez mon cher monsieur, vous l’avez mérité !"
J’en grimaçai pardi, vous auriez fait pareil
Quoi que j’en connais qui, pour encore moins d’oseille
S’en s’raient pas fait prier, n’allez pas le nier
Moi c’est un point d’honneur pas question qu’on m’y prenne
On peut me supplier, essayez-y vous même
Ma guitare est à vous si vous m’y résignez
Quand grimaçant toujours, l’effroi sur mon visage
Lui fit dire :" Qu'y a-t-il, voulez-vous davantage ? "
L’envie me prit d’hurler ou de prendre la mouche
Mais avant d’avoir eu le temps d’ouvrir la bouche
Prenant mon aphasie pour une incitation
Elle sortit une liasse dessous ses cotillons...
Et les passants pressés, que jamais rien n’arrête
À la vue des billets, vous auriez vu leur tête
Du temps comme par magie en avaient retrouvé
Et sa tête chenue ne voulant rien entendre
Avant qu’une main basse se jette pour les prendre
Qu’auriez-vous fait ? sans joie, j’empochai les billets
Et je m’en retournai, un peu honteux sans doute
Donnant aux premiers qui en voudraient sur ma route
J’appris le lendemain par un voisin du coin
Que notre séculaire en plus d’être prospère
Etait l’amie chérie d’un clan de centenaires
Auquelles elle fit grand cas de mes talents au point
Que depuis dans la rue, je n'peux plus faire un tour
Sans qu'une de ses disciples m'appelle à son secours
Et me tombant dessus quand je voudrais flâner
Me couvrant de billets sans me laisser souffler
De l'argent, j'en gagne plus en rendant mes services
Qu'à travailler chaque jour dans un quelconque office...
À ce jour, je l’avoue, non sans vaine fierté
L’idée d’aller pointer ne m’a plus traversé
L’occasion dieu merci, ne s'est pas présentée
Je hante les trottoirs, les clous et les chaussées
Et offre un bras galant à qui veut traverser
Existe-t-il sur terre un plus noble métier ?
Christophe Gonnet